Mollard, Corbel et terres froides
Il ne suffit pas de partir, l'important est le chemin.
Depuis le tourbillon matinal et musical aux Charmettes, la réalité du « Chemineau » a quitté son élégante forme conceptuelle pour rejoindre celle, beaucoup plus brutale, de la randonnée itinérante. Deux amis, et « mon » photographe officiel m'accompagnent pour ce premier jour. Le défi est de rejoindre la Vallée des Entremonts par son ancienne route d'accès, d’anciens chemins, surtout fréquentés par les forestiers et les chasseurs, avec environ trente kilos de charge dans la chariote… et mille mètres de dénivelée !
Au départ, on serpente joyeusement entre les jardins des lotissements, guettant le nain de jardin et le lion en résine, maudissant en silence les haies de thuya et de laurier cerise ; il fait beau, la fête aux Charmettes a été chargée d'émotions et de ferveur, je souris et chantonne cette chanson de Gilles Vigneault, ce « beau voyageur » que j'ai osé offrir au public ce matin. On entre enfin dans la forêt, par un chemin au départ fort agreste, entre raiponces insolentes, campanules rieuses et maïanthèmes sournoises, qui va progressivement se transformer en sentier de toutes les douleurs : racines ignobles, caillasses malveillantes, insuffisance de nos vivres de course (« tu parles, les Entremonts c'est chez nous, et puis la montagne on connait... »). Une grande détresse et une vraie leçon d'humilité. Heureusement le soutien efficace et précieux des amis, qui me voient ahaner avec ma chariote, permet au piteux équipage d'avancer. Le col ! Je m'effondre et tombe nez à nez avec un pied d'alchémille, qui me semble avoir un air moqueur.
Après une halte salutaire chez Michel, mon soutien dans ce matin pathétique, il faut foncer vers Corbel où l'on m'attend tout à l'heure ! Une descente en cavalcade sur cette route qui mène à Corbel, la bien nommée, à la fois belle et corbeille de toutes les abondances. J'arrive !
Le public est là, blotti au petit jardin de Flora, et sa présence fait oublier toutes les souffrances de l'ascension maudite. Je reprends mon souffle, leur parle de la bienveillance des plantes, discours sur la botanomancie, la science des plantes divinatoires (Je t'aime un peu, beaucoup… dit la marguerite) et effraie un peu les enfants (et les parents) avec mes plantes de sorcières.
Le lendemain sera le vrai départ en solitaire. Il faut aller vite pour rejoindre le Rhône. Je traverse les « Terres froides » sous une chaleur éprouvante, privilégiant les petites routes aux sentiers. Partout, la senteur des sureaux en fleurs s'impose dès qu'on en approche. Je m'enivre de ce parfum de fête et le dispute aux abeilles. Et dire que cet arbre véhicule une certaine relation avec la mort. Parce qu'il pousse souvent près des ruines et des maisons abandonnées ? Parce qu'avec son bois évidé, on fait des flûtiaux qui permettraient de communiquer avec les ténèbres ? Non, le sureau n'est que joie et vie, et belle aventure. Comme les pèlerins de Compostelle, dont j'ai rejoint le chemin, moi qui crois plus aux transcendances de la Nature qu'à celles de son Créateur, je devrais me tailler dans son bois un bâton de marche, et cacher en son milieu quelques amulettes mystérieuses, et surtout une pierre de couleur, et le reboucher soigneusement avec un morceau de buis sacré : de quoi se protéger contre les loups, les chiens errants et... les aubergistes indélicats !
Yves Yger
Photographie ©MatthieuChandelier