La brute et la belle
Encore la télé ! Mon réalisateur attitré fabrique une nouvelle émission pour France 3. Après les aventures du « Chemineau dans la montagne », celles du « Chemineau et les cueilleurs d'herbes », voici l'avant dernier épisode : le « Chemineau fait son touriste », tourné sur la Loire et au Château de Villandry.
D'abord la Loire.
Malgré la caméra, lorsque je m'approche la première fois des rives du Fleuve, je dois presque retenir des larmes : depuis trois semaines il y a eu tant de chemins, tant d'attentes, de doutes, d'espoirs, et de douleurs parfois. Et finalement, ici, ce matin, au bas de la digue envahie de jussie, sur la ligne même de ce continent liquide mobile, voluptueux et puissant.
J'en ai tellement rêvé. Je dis ça à la caméra, un peu bêtement. Mais c'est vrai.
La Loire, le fleuve sauvage, encore. C'est la Nahanni. Ce qui me frappe c'est sa vitesse, sa puissance animale, insolente, son lit approximatif, malgré l'endiguement. Ce n'est pas un fleuve, c'est une brute. Je me souviens de rivières des Bowron Lakes, à l'Ouest du Canada, qui déplaçaient au printemps des eaux monstrueuses au ras de la glace, avec la même image d'inéluctabilité.
La Loire, qu'on navigue à peine, avec ses barques qui n'osent pas.
La Loire, maudite de tourbillons et de mirages d'îles.
La Loire, la rétive, la rebelle.
On peut vivre à ses côtés, un moment.
Mais on ne sait l'apprivoiser, ni la soumettre.
Rendez-vous au jardin superbe. Je parcours les allées de Villandry avec la chariote, entre les groupes de touristes un peu étonnés de voir un pareil équipage. Ce jardin si formel est à l'opposé de la nature que je pratique. Tout est ici si attendu, si méthodique, jusqu'à ce nom de Villandry, sans tourments, sans à peu près. Villandry est un exercice appliqué, une discipline admirable : ici en apparence pas de fantaisie, pas d'envolée, le jardin à la française en excellence. Rarement, écrivains ou artistes ont été inspirés par le lieu, comme si tant de géométrie pouvait étouffer l'imaginaire. Je m'efforce pourtant d'y trouver quelques malices, dans le jeu des plantes potagères et des ornementales, entre scaroles populaires et buis sacrés bien taillés. Elles existent.
Je rencontre son propriétaire, Henri Carvallo, et nous déambulons, pour les besoins de l'émission, entre les carrés parfaits du potager fractal.
Villandry est mathématique, Villandry est rigueur.
Partir, oublier les modèles et retrouver la belle solitude. Il est tard, je dois avancer. Deux heures de marche jusqu'à la nuit jusqu'à la grève de Bréhémont, où je bivouaque sous la symphonie des grenouilles et le chant puissant du vent du fleuve dans les peupliers.
J'avais besoin de cette sauvagerie. J'avais faim de Loire.
Yves YGER