L'enfant et le séquoia
C'était un antique séquoia, un ancêtre, qu'on avait toujours vu là. On racontait qu'autrefois, chaque fois qu'il passait devant, le vieux Sent-le-vent, un indien Chumash qui avait de tout temps travaillé à la Compagnie, marmonnait par habitude: « celui là, on n'y touche pas ! », si bien que les bûcherons, et même les ingénieurs, avaient fini par s'habituer à la présence du géant . Était ce en mémoire de Sent-le-vent , ou par crainte d'une superstition qu'on l'avait un peu totémisé ? Toujours était-il qu'il trônait là, comme la colonne du ciel d'un temple détruit, alors que juste autour tant d'autres de ses plus jeunes congénères avaient depuis longtemps subi les assauts des tronçonneuses. La parcelle, ou du moins ce qu'il en restait, se rétrécissait autour de l'arbre gigantesque, comme un phare sur une île en voie de disparition. Tout autour, les vastes pistes laissaient passer chaque jour dans leurs fondrières des machines insensées aux roues chaînées gigantesques, chargées de tracter les troncs vers l'aire de stockage, où ils seraient ensuite triés et convoyés en direction des broyeurs.
Le 16 octobre, lorsque le jeune ingénieur Jeremy Marsh était arrivé, découvrant l'arbre insolite, et qu'il avait proposé qu'on l'abatte dès le lendemain, en claironnant maladroitement : « Il faut bien que je fasse mes travaux pratiques ! » tous les ouvriers s'étaient regardés avec un drôle de sourire. Un blanc-bec avec une barbe de jardinier qui évidemment, n'avait jamais entendu parler de Sent-le-vent !
L'ingénieur Jeremy Marsh était arrivé seul, et il avait trouvé rapidement logement au Staff Village, dans un bungalow dénommé pompeusement « Silver Lodge », avec une triste enseigne en fer forgé. L'endroit était petit mais propre, et pour sa première vraie affectation professionnelle, il n'allait pas faire le difficile. Certes, le chantier tout proche était bruyant toute la journée, mais quand on travaille, on ne s'en soucie guère ! Dès qu'il aurait fait ses preuves, il quitterait le chantier et trouverait une vraie maison à Willycut Creek, avec un jardin, une balancelle, et peut être un jacuzzi. Oui, un jacuzzi tout près de la forêt, Eva en rêvait depuis longtemps. Eva qui était restée à Sacramento depuis son accouchement, il y a six mois. Les 40 miles qu'il devait faire presque chaque samedi soir seraient bientôt une vieille histoire, et il espérait que la vieille Pontiac de son père tiendrait bien encore quelques mois. Retrouver Eva et le petit Nelson ! Dans trois jours, bien sûr, les serrer dans ses bras, lancer délicatement Nelson en l'air en chantant « Hurricane » ! Voilà pourquoi ce soir Jeremy souriait en rentrant à Silver Lodge. C'est que ce samedi, non, il ne prendrait pas la route de Sacramento. Eva et Nelson arriveraient à Willycut Creek par le bus de sept heures, et la vieille Pontiac les ramènerait tous les trois avec un peu de chance jusqu'à son palace.
Le lendemain, on trouverait le temps d'aller se promener, peut être à Wabigo Lake, ou alors on resterait simplement faire une sieste derrière le cabanon. Il y avait là un bout de pelouse, et Nelson pourrait faire une sieste tranquille à l'ombre du fameux séquoia, qui était pourtant à une distance respectable- au moins il servirait à quelque chose, l'ancêtre!-, pendant qu'Eva raconterait sa semaine à Sacramento.
Comme prévu, On s'assit par terre pour manger, on déboucha une bouteille de vin de la Napa Valley, Jeremy chanta « Hurricane ». On n'irait pas cet après-midi à Wabigo Lake. On installa Nelson dans son lit-parapluie, juste posé sur l'herbe. Il s'endormit paisiblement. Eva et Jeremy se retirèrent dans la cabane, on entendrait de toute façon si le petit se réveillait. Ils avaient tous les deux une telle fringale d'amour et de caresses qu'Eva n'eut pas l'occasion de raconter sa semaine à Sacramento.
Lorsque, trois quart d'heure plus tard, ils revinrent dans le semblant de jardin, le lit-parapluie était vide.
Eva hurla, forcément.
Jeremy, un moment interdit, alla tambouriner aux cabanons voisins, et tous les ouvriers du quartier, sortant des brumes mélangées de la sieste et de la Budweiser, se mirent à explorer systématiquement les alentours. Mais la battue ne dura pas longtemps. Au pied du séquoia géant, lové dans un nid de racines, Nelson souriait. Comment s'était-il extrait de sa couchette ? Comment avait-il rampé jusqu'à l'arbre-phénomène ? Nul ne le sait.
Mais il souriait, rassuré, comme un enfant-Boudha et le géant au tronc de mousse chaude semblait le protéger, le chérir, et sans doute lui instiller les forces de la vie.
Celui-là on n'y touche pas !