Voyage en Crête.
6 mai. Il pleut des cordes. J’ai rendez-vous ce soir à l’abbaye de Valcroissant : on m’y attend pour une causerie autour du monde des arbres. Une dernière fois, comme un un salut à l’Alpe que je vais quitter demain, je m’y rendrai par la montagne, sans ma chariotte, le cœur et le pas léger.
J’entrevois dans les rares virages de la montée, Die parfois dans la brume, derrière le rideau vert tendre des jeunes feuilles de coudrier. Col de Bret, invisible, puis descente dans les prairies monastiques perlées d’eau certainement lustrale.
Mon père, ce vieil agnostique, aimait tellement les abbayes qu’il voulait toutes nous les faire découvrir, comme un petit caillou dans ses certitudes, et j’ai gardé de lui cette curiosité des monastères, ce tropisme conventuel, qu’ils soient en ruines ou encore debout : Jumièges, Maillezais, Fontenay, le Mont Saint Michel, Koad Malouenn…, si différents, tellement logiques dans leur cadre de paix, d’harmonie avec l’eau, avec le lieu. L’humble Valcroissant, dans son vallon secret protégé des regards, est à la hauteur de l’émotion et de l’inspiration spirituelle. Ici l’on a prié, ici l’on s’est réfugié, ici l’on a copié les manuscrits dans le froid, ici on a vénéré Dieu jusqu’à l’aberration, dans la méchante rigueur cistercienne. Et les guerres sont venues, et les moines sont partis, mais l’Esprit est resté.
La mémoire sacrée des lieux, qu’on soit croyant ou mécréant.
Valcroissant la discrète, Valcroissant la blessée, Valcroissant toujours là, en échange évident avec les prairies, le ciel et l’eau qui court : justement, un rayon de soleil sonne à l’instant sur les pierres dorées disjointes. Je retrouve un public chaleureux qui me fait l’honneur d’écouter mes petites histoires d’arbres avec attention. Il faut dire qu’il est facile de comprendre le langage des arbres, quand on vient comme moi de traverser longuement la forêt avec l’aide inspirante de la pluie.
Dimanche 7 mai. Enfin le soleil ; il suffisait donc de traverser le Rhône, ce couloir immense et triste, ses centres commerciaux, son paysage qui disparait sous le mitage urbain, ses inquiétantes centrales nucléaires. Fabien me conduit au pied de la Cévenne, au village des Vans. Comment faut-il dire : les Vans ? Les Vann’s ? Les Vansses ? J’aurai tout le temps de me poser la question, de la faire résonner en tête, comme une antienne insupportable pendant la montée qui permet de s’arracher à la vallée, J’en viens parfois à regretter la monotonie cinglante du plateau matheysin ! Le temps du calcaire et de la marne glaiseuse est révolu, place au schiste maudit dont les gros blocs forment des marches qu’il faut faire gravir à la chariotte en un coup de reins, de vicieux pavés qui se mêlent comme des pièges aux racines de châtaigniers. Tenir le rythme sans s’essouffler, ne pas se laisser tirer en arrière par la pente, respirer, ne tenir qu’un but : je dois rejoindre la crête dès ce soir, afin d’espérer effectuer demain l’immense traversée vers Villefort, où l’on m’attend après-demain. Sur la crête de serre de Barre, à 900m d’altitude, bivouac grandiose dans les grandes bourrasques continentales.
Je sais qu’en bas, l’on a voté aujourd’hui.
Ce soir, ici, dans le vent qui hurle, je suis le grand privilégié, le grand chanceux du monde.