S'il vous plaît, Saint Amand...
Mon temps s’est arrêté.
Mon temps, celui après qui je cours depuis le début de ma « Diagonale ».
Toutes ces montagnes traversées, toutes ces dénivelées de cailloux, de dalles et de racines mêlées, tous ces buissons frôlés, souvent écartés, parfois forcés, sur de vieilles pistes désormais inutiles au travail des hommes, tous ces efforts déraisonnables pour gagner le plateau avant la nuit, toute ces fatigues vaines et réunies, tous ces bivouacs inconfortables et sublimes, depuis bientôt trois semaines, ont raison de ma belle détermination. Quitter Lodève, la ville en apparence ennuyeuse et endormie, à midi, quand il ne faut pas ? j’hésite.
La vie serait peut-être douce, ici.
Un Perrier-tranche en terrasse, près de la Cathédrale. Il doit y avoir des trains, ou des autocars, qui vous ramènent au monde, au doux quotidien d’une vie de draps frais et de kirs à la châtaigne.
Ne pas trop réfléchir.
Atteler, partir. Une interminable piste de gravelle, deux heures de pénitence après l’ivresse de la veille. Garrigue s’est bien moquée ! Et le soleil qui brûle, et la charriote trop lourde, qu’on maudit.
Je deviens ce Sisyphe ridicule, ce vain pénitent des montagnes en ruines, ce Quichotte à la triste figure et aux chevilles meurtries, qui parcourt la lande en quête d’une inaccessible Toboso. D’ailleurs, la preuve : sur ce plateau ennuyeux poussent les éoliennes ! Non ! Tout ce parcours est vain, il n’y a pas de bonheur dans la souffrance. Moi qui prétends me moquer de toute idée d’expiation, qui ait trop à me faire pardonner pour m’envisager pèlerin, (et je me rends compte alors que j’emprunte en ce moment un chemin de Compostelle !) et qui croit à la jouissance des choses et aux plaisirs païens, je risque de tomber dans les vieux pièges qui ont abîmé ma jeunesse : le devoir, l’absurde obligation, l’effort jusqu’à l’impasse. Enfin, au loin sur la crête, la petite chapelle Saint Amand, comme une promesse de réponse. Pierres sèches et foi des hommes. Saint Amand, vous le Saint du petit bois, vous que je connais, je vous en prie, ou du moins je fais semblant. Saint Amand, protégez-moi, s’il vous plaît, moi qui ne croit pas en vous, ou donnez-moi au moins un peu de la voie à suivre, de la juste décision.
C’est bon, je descendrai dans la plaine, et rejoindrai Lamalou les Bains, sympathique station thermale au joli nom d’opérette, où je veux me réparer et réviser mon itinéraire.
J’entends parler alors d’une « Voie verte » qui traverse le Languedoc, la « Passapaïs », sur un ancien tracé ferroviaire, qui me permettrait de glisser vers l’ouest à plat, en toute légèreté. J’ai faim de douceur et d’onctuosité des choses, du goût des mangues fraîches après toutes ces sueurs de la pierre.