La fuite pyrénéenne
12O kilomètres plein ouest en quatre jours, dans la chaleur de la montagne, depuis le Mas d’Azil, par Saint Girons, le Portet d’Aspet, le Comminges jusqu’au village de Lordet, là où j’irai rejoindre la rivière Neste d’Aure, avant de remonter sa vallée vers le sud.
Chemin de délivrance, chemin de liberté aussi. Tais-toi, promeneur futile ! Tu as choisi de marcher aujourd’hui là, à la rencontre des arbres, des herbes et des gens, alors que pendant la dernière guerre, ces mêmes pistes, alors sans balises, ont vu passer tant de terribles destins, qui fuyaient clandestinement la France pour ne pas être écrasés : résistants, juifs, soldats, guidés par des hommes silencieux qui les conduisaient vers la frontière espagnole, craignant les dénonciations et les patrouilles. Ton parcours est bien dérisoire, mais sans eux, tu ne pourrais peut-être pas le réaliser. C’est aujourd’hui jour d’élection législative, et les portes des mairies de tous ces petits villages sont ouvertes ce matin, un peu grâce à eux. Je croise quelques citoyens se rendant aux urnes à vélo, ou à pied, par foi renouvelée envers la Gueuse, gagnée et défendue par nos aînés.
Chère Démocratie, même cabossée, pourtant essentielle. J’apprendrai le soir que plus d'un français sur deux ne s’est pas déplacé.
Ma France de la République et des maîtres d’école, des mots de courage et de refus affirmés, si bien qu’il faut fuir pour ne pas être arrêté par la Milice, de celles et ceux qui ont su dire non à la brutalité et au fascisme, des réfugiés tristes portant leur petite valise beige sur les sentiers. Comme toi, ils ont entendu les cloches des églises dans le matin, trempé leurs bas de pantalons dans la rosée brillante des hautes herbes, essayé de deviner les passages entre les monts, essuyé les verres de leurs petites lunettes rondes embuées de sueur, souri quand ils ont enfin aperçu la neige sur les crêtes, et craint chaque soir de ne pas arriver à l’étape fixée. Comme toi, ils ont eu faim, soif, se sont abreuvé aux rares fontaines, et se sont parfois assis, fatigués, sur les rochers tordus des forêts sombres du Piémont. Comme toi. Mais eux jouaient leur vie, leur avenir, alors que toi tu n’es qu’un aimable discoureur à roulettes, qui caracole en rêvassant.
Le chemin, comme tant de lieux, a gardé leur mémoire, alors je me tais.