Loco loco
La brume du quai des Bauges tarde à se lever. Comme si ce moment devait rester caché dans la nuit. Il y a là Marie, sans qui rien de tout cela ne serait possible, et quelques amis chers : Crilou, Alain, Christine, et sortant de la surprise du brouillard, le bon sourire de Jean-Luc, ici en maître des lieux, puis celui de Chantal, qui désespérait de nous trouver. En face, le soleil libère finalement les Belledonnes, joyeuses de neiges tardives : c’est le signal ! J’ai tellement attendu cet instant où l’ancre se lève, imaginé des discours ridicules qui m’ont empêché de dormir ces dernières nuits, cherché dans la silhouette de cette chapelle quelconque un signe, un éclat de Merveille. Rien ! Tout à l’heure, au moins, dans la nef arasée de l’antique sanctuaire, tout proche, j’ai marché sur les pieds des murailles enfuies et ressenti la ferveur des moines illuminés qui avaient construit là, sur ce promontoire inspiré, une suite au cultes païens voués à Mercure. Mais près du sulpicien édifice du XIXème, aucune élévation, aucune grâce. Fuir. Il faut partir, détricoter le réseau de sentiers qui courent sur les coteaux, traverser en fulminant les rideaux de fils gommeux tissés pendant la nuit par les abjectes chenilles de pyrale, qui achèvent partout leur œuvre destructrice, adhèrent aux vêtements comme pour vous insulter, et ne laissent sur les pentes moussues que des squelettes lugubres des buis assassinés au printemps dernier. Ignobles ! Ces bois sont dévastés en vérité par l’ignominie des hommes et leur inconséquence. Pour la première fois, je ressens dans ma chair la mort de cette forêt, que je connais bien, et j’ai envie de hurler. Enfin, la vallée, bruissant de commerce et de circulation, et pourtant si douce, après la traversée des filets poisseux et maléfiques ! La ville chaude, traversée par les pistes cyclables où circulent en ce samedi matin de joyeux vélocipédistes, qui oublient de sourire, trop appliqués à travailler leur effort. Longer la Leysse et se faire accompagner par une aigrette ; privilège de piéton, cyclistes aveugles. Arriver épuisé au Tunnel du Chat, et emprunter à pied le long couloir vide, d’une fraicheur bienfaisante et mortuaire à la fois. Mort imminente. Jaillir, presque pâle, dans les vignes de l’autre côté et enfiler les kilomètres sur le bitume brûlant comme une expiation : Billième, Jongieux, Lucey … Répéter des mots idiots, les épaules meurtries, retarder la pause, pour mieux l’apprécier, entendre le tonnerre et s’en moquer, maudire la longueur de l’étape, qui paraissait si facile sur la carte, cet hiver. Je suis un sinistre pantin ce matin, pas un doux poète. Enfin, Chanaz, tant espérée ; j’ai marché pas loin de quarante kilomètres.
Loco loco. Cassé. Je l’ai bien cherché. il va falloir être plus sage.