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Lascia pi’o pianga

Je quitte les plateaux d’altitude et je pars vers l’Ouest, là où les dernières vagues du Jura viennent mourir au bord de la Bresse. La brume, toujours, mais par bonheur il ne pleut plus.

J’ai attelé à ma croupe la chariotte retrouvée, poussiéreuse de sa disgrâce hivernale, certes un peu usée et brinquebalante, mais toujours vaillante, et le résultat est immédiat : je danse ! J’exulte ce matin sur les sentiers : adieu (presque !) fourbures et contractures, sensation ignoble qu’on vous a pointé des aiguilles dans le cou, accablement lors des montées maudites, gémissements et désespérance quand il fallait hier expédier le sac sur le dos et que les bretelles vous entraient dans les chairs.

Au culot, j’emprunte de petits sentiers, à peine marqués sur la carte, pour tester la fonctionnalité de l’engin sur mauvais terrain. J’avais le souvenir, l'an dernier, quand le sol devenait boueux, de tirer une charrue. Cette fois, comme j’ai limité au maximum le poids du sac, tout a l’air de bien se dérouler, et son trincaillement est un grand bonheur.

Immense soulagement. Je danse, je chante car ce soir je vais dormir à Ambronay, haut lieu de la musique baroque qui m’est si chère, où, même si je n’ai pas eu la chance d’assister directement au Festival, j’ai connu, au travers des enregistrements et retransmissions, parmi mes plus intenses émotions musicales. Après Hauteville, la brume sur le plateau joue le paysage en "lagrimoso", un peu pesant et plombé. Mais quand je m’aventure sans certitudes dans la combe de Malaval, la bien nommée, tout devient "forte", voire "furioso", surtout quand il faut dételer pour passer le gué "vivace" sans se mouiller. La remontée est "lento", mais fluide, et les traversées de villages sont des moments "decrescendo", presque silencieux. Mais où donc vivent les gens, un mercredi matin, à Montgriffon ou à Nivollet ? Y-a-t-il encore des gens, d’ailleurs ? Grande détresse des campagnes françaises, à l’identique de ce que j’ai connu ailleurs, en Creuse ou en Ariège, lors de précédentes traversées ! Alors que ces lieux sont sublimes, que la terre y est grasse, que les sources sont partout ! Qui osera dire qu’il y a là de la place pour les déracinés, les migrants et les bannis du monde ? "Con amore…" J’accoste à Ambronay en début d’après-midi, et j’entre avec respect dans l’abbaye déserte. Tant d’images et de musiques à jamais marquées dans mon cœur : ici, la voix enfuie de Montserrat Figueras, la viole de Jordi Savall, l’élan de Fabio Biondi ou de William Christie, ont imprimé depuis longtemps dans la pierre blanche une énergie à ressentir d’évidence. Etonnante transcendance, bien loin de la chose religieuse.

Je chemine dans le cloître, lumineux, serein, comme dans une clairière.

Les chemins tourbeux, les bois mystérieux où s’enfuient les chevreuils, les symphonies pastorales des prairies du printemps, les chaos héroïques et bouleversants où les torrents disparaissent : randonner, c’est aussi avoir la chance d’assister au concert. Dans le film « Mahler » de Ken Russel, je me souviens qu’à un moment le compositeur court dans la campagne pour faire taire tous les bruits de la nature, afin que seule s’impose la musique. Erreur grave ! Le romantisme aussi, peut être dictatorial.

Moi, je sais que c’est Haendel et Monterverdi qui ont tout compris, car c’est la même émotion qui commande d’écouter aussi intensément le bruit d’un ruisseau et « Lascia pi'o panga» un matin de tristesse.

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