top of page

Un fou qui marche

Direction plein Ouest pour rejoindre la rivière Ain. Mais auparavant, il faut passer l’Autoroute ! Affronter le monstre ! D’après ma carte au 100 000ème, peu précise, mais généralement suffisante pour mes longues pérégrinations, avec l’aide ponctuelle du GPS, un chemin presque direct semble possible.

On approche de la Bête. On commence à entendre le vrombissement des camions et à distinguer leurs hautes silhouettes hurlantes. Quel contraste après les plateaux jurassiens ! Après quelques kilomètres, le vilain chemin se rapproche, longe les barbelés, rétrécit… et puis se perd dans le vacarme. Aïe ! J’ai perdu une heure, alors que l’étape du jour est particulièrement longue.

Il est parfois des jours de pierre blanche. Je croise par chance un promeneur avec un chien et un bon sourire ; je lui explique ma déconvenue : « Mais siiii ! Il y a un paaassage ! Ah oui, çâââ, monsieur, il faut connaîîître ! ». Effectivement, noyé dans les ronces qui vous saignent, il m’indique l’accès à la minuscule galerie, connue seule des chasseurs, qui permet de franchir le ruban infernal. Brave homme ! Sans lui, j’étais bon pour une sinistre galère ! D’autant que l’objectif est de traverser la Dombes en deux jours ! La région est constellée de tellement d’étangs, de canaux et de talus que les sentiers de randonnée y sont rares, ou ne permettent pas de « traverse » Est Ouest à ma latitude. La contrainte sera donc de suivre maintenant les petites routes, généralement tracées toutes droites entre les marais, au plus vite, marchant sur le bord gauche de la chaussée avec mon attirail à roulette, et d’aller vite !

Pourtant cette infinité de plans d’eau, d’ilets secrets, de levées de terre bourbeuse, précieux héritage de l’histoire et du travail des hommes, est un observatoire unique pour la flore et surtout la faune, en particulier pour les oiseaux. J’aperçois hérons, aigrettes, canards, cygnes, foulques, et je maudis mes maigres connaissances ornithologiques : au moins les arbres et les herbes ne s’enfuient pas;eux, quand on veut les identifier !

Et en plus leurs fleurs offrent au marcheur des rives de chaussée des bouffées de parfums sauvages : suavité un peu écœurante des papillons de robiniers, douceur sucrée des ombelles des sureaux, élégance un peu apprêtée des corolles d’églantiers, odeur de lilas des pompons des valérianes roses ou blanches: une palette si sensuelle qu’on sait vite les reconnaître à l’aveugle.

Ah ! Chères valérianes, dont j’ai appris à collecter les racines sur les talus des Bauges avec mon ami Daniel, le cueilleur aux exigences insupportables : « Tu la tires verticalement, exactement verticalement, pas trop fort au départ, et puis un peu plus. Doucement ! Tu sens le moment où la terre la lâche. A toi ! » J’en ai cassé des racines, et suis resté avec ma hampe ridicule entre les mains. Et le bonhomme m’a plus d’une fois rudoyé « Ben tu vois, tu sauras jamais y faire ! Que veux-tu ? Cueilleur, c’est un métier ! », pendant que s’accumulait dans son sac les petites pieuvres des racines à l’odeur, elles, de pipi de matou, qui, une fois séchées, sauraient faire bien dormir les amateurs de tisanes…

Marcher, marcher, comme un imbécile ; surtout ne pas regarder souvent la carte, par crainte de se casser le moral. Je m’arrêterai, sûr, au prochain banc. Heureusement il n’y a pas de banc. J'irai plus loin. Près de quarante kilomètres, comme ça, au rythme lancinant du pas sur le bitume et des croisements de voitures. Exercice de vide intérieur, de méditation de métronome. Les mots s’en viennent, je parle seul au monde des eaux immobiles et des marécages féconds de vie. Je suis le fou qui marche et veux perdre ma colère dans la Dombes tranquille.

Article mis en avant
Articles récents
Suivez nous
  • Facebook Black Square
bottom of page