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Hommes de pierres

J’ai quitté Vézelay dans la belle brume, et traversé, en souriant de facilité, des forêts tranquilles aux chemins plats. Tout est calme, ce matin, après la montagne.

Quelques animaux espiègles croisent ma route : une belle et arrogante fouine, puis un petit marcassin rayé, l’air un peu ahuri, m’observent un long moment. Prudence ! Sa mère ne doit pas être loin, et je n’ai pas envie de me faire charger !

Dans les bois ordinaires, l’esprit du voyageur se promène, s’interroge, s’hypothèse, se contredit et s’invente des théories. Après ma traversée des massifs karstiques du Jura et du Maconnais, j’ai parcouru le Morvan, extension granitique du Massif Central, et j’arrive maintenant dans la Nièvre calcaire, et j’observe l’incidence de la nature géologique du sol sur l’identité du pays. Certes, la botanique est en lien direct avec les substrats : en Morvan, j’avais perdu les orchidées et les primevères, mais croisé les digitales pourpres et les châtaigniers. Et voilà qu’aujourd’hui, clématites et cornouillers envahissent à nouveau les haies : le granit est acide, le calcaire alcalin, et chaque plante, chaque arbre a sa préférence. J’admire les lecteurs de paysages qui savent interpréter la nature du sol d’après sa végétation, mais moi j’aimerais encore plus être savant en « ethno pédologie », cette science baroque qui étudie le lien entre les gens et la nature du sol sur lequel ils marchent.

Il me semble que l’homme du granit, minéral rude à tailler, presque inaltérable, fait « avec » son pays, ajuste les blocs de pierre comme s’il façonnait pour l’éternité. Les murs de Bibracte ressemblent à ceux du village de Saint Antoine, au cœur de la Bretagne. La pierre transmet-elle aux bâtisseurs son caractère acide, sa sévérité, voire son acritude ? Par contre, les gens de calcaire, comme leurs cailloux, sont plus « basiques », et s’adaptent avec légèreté, presque insouciance : leurs constructions sont généralement de pierres petites, qu’ils découpent et empilent comme des jeux de cubes, destinées à demeurer un moment, puis qu’ils savent promises à être mangées par les courants d’air. Les sculptures et les chapiteaux se dissolvent peu à peu dans le vent, et les visages souriants des anges disparaissent. Les empileurs de pierres blanches font des œuvres provisoires, qui s’effacent en quelques siècles ; ceux des pierres cristallines font dans le lourd et l’immortalité. Est-ce à dire que Bretons et Morvandiaux ont un sens de la stabilité du monde, alors que Chartroussins, Centrais et Franciliens sont de frivoles gens ? Pourrait-on aller jusqu’à une interprétation sociologique, voire politique du minéral ? C’est à voir !

Oui, Je suis ce soir à Clamecy, patrie de Romain Rolland et d’Alain Colas, le navigateur aux pattes de corsaire et au destin sublime. Il y a plus de cinquante ans, j’ai assisté au retour du marin sur son « Manureva », après je ne sais quel exploit autour du monde. C’était sur le port de Dinard, un matin de grande brume. Après avoir longtemps attendu, j’ai vu chanceler l’homme sur la terre ferme qui ne le portait plus, j’ai compris son sourire d’ailleurs, et un instant, j’ai rêvé moi aussi des alizés. Ce matin, au sortir de la forêt, j’ai enfin senti un peu du souffle lointain du vent de Noroît, ou du moins ce qu’il en restait, délavé par les plaines céréalières et la fade odeur du colza. Oui, c’est par là !

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