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TOUTE BONNE

Huit heures dans la forêt de Bellary, loin des itinéraires balisés. J’ai plutôt tendance à éviter les gites ouverts aux pèlerins de Compostelle, non par conviction laïque ( je sais que de nombreux adeptes de ces chemins n’y cherchent pas une signification religieuse) , mais parce que j’ai une sainte (!) horreur des préceptes et des conventions. Savoir qu’il faut, dans ces lieux, avoir l’air plein de ferveur, de devoir et de solidarité m’agace un peu : pour beaucoup, Saint Jacques n’est qu’un prétexte, et leur démarche est avant tout intérieure et sincère, mais quel besoin, après une journée de randonnée le plus souvent solitaire, de se rassurer par la cohabitation vespérale et l’altruisme affiché ? Souvent, les autres m’emmerdent ! Moi j’ai besoin que la solitude des chemins de la journée persiste le soir, car c’est elle qui est propice à la réflexion, à l’écriture, à la création, et elle permet de distiller doucement ses émotions. J’ai rencontré dans ces gîtes des gens de bon sens, des personnes ordinaires, des touristes là par erreur, et des illuminés ; ce soir, c’est un flamand, Johann, ancien marin qui, à la suite d’un naufrage dramatique en mer du Nord, parcourt maintenant les chemins de pèlerinage depuis plus de 25 ans. Il me dit avoir marché plus de cent mille kilomètres, et semble si loin du monde...

Je traverse ce matin la forêt de Bellary par les chemins noirs, sans balises ni repères : j’apprendrai le soir qu’elle est truffée d’anciennes galeries minières creusées autrefois par les pères Chartreux, trous que les gens d’ici nomment avec crainte « les minerais » : c’est là, qu’avant l’âge d’or des déchèteries, on allait jeter les « encombrants ». Ma chance innocente est de rencontrer un millepertuis des forêts assez rare, dont les fleurs généreuses illuminent les buissons de ronce : le fameux « Androsème », la «Toute-Bonne » des livres de magie, que je n’avais trouvé qu’une seule fois en Bretagne il y a plus de vingt ans.

Quel bonheur d’admirer à nouveau cette fleur magnifique ! Ne s’agirait-il pas là de cette « Herbe d’or », la plante qui permet de comprendre le langage des oiseaux, que je cherche désespérément depuis tant d’années un peu partout en France ? Inconscient des dangers, un peu ivre du vertige des herbes magiques, je perds ma piste dans les ronces et continue à la boussole, avant de sortir, après plusieurs tentatives boueuses, pas loin de Vielmanay, où les gens de « Mémoire d’Antan » m’attendent pour une animation au château du Moulin Neuf.

Etonnant exemple de la vie collective et mémorielle dans ce bourg de deux cent habitants ! L’association a été capable de reconstituer, un peu partout dans le village, de petits « musées de la vie d’autrefois » à partir des souvenirs et des objets donnés par les habitants ; voici le lavoir, où l’on croit entendre les piaillements des lavandières, l’atelier du menuisier, le four à pain, l’épicerie, et surtout la salle de classe, où je prends place sur l’estrade pour dicter au élèves-fantômes la morale du jour ! C’est pour moi une véritable émotion que de retrouver ces moments-là : en 1960, nous n’étions pas si loin des années trente, comme nous aujourd’hui des années Mitterrand, et j’ai pour ces écoles disparues de la République une véritable affection.

Oui, c’est ma jeunesse, mais c’est aussi ce formidable élan éducatif de l’après-guerre, la foi dans « l’école libératrice », continuum des idées du Front Populaire, dont tant d’intellectuels, de philosophes, de poètes et d’écrivains, et d’hommes et de femmes libres sont issus. L’accueil à Vielmanay donne tout son sens à ma démarche : le partage, la générosité, la fierté de montrer le pays où l’on vit, le goût des mots : voilà ce que je suis venu apprendre ici. Et si en échange, je peux susciter la curiosité des gens en racontant les aventures historiques des légumes, alors je suis pleinement heureux !

Grâce à l’association, à sa présidente, sa trésorière, chez qui je réside, grâce à Céline et Gabriel, les audacieux et sympas propriétaires helvètes du château, ce moment restera parmi les plus forts de mon périple. Je resterai bien là, à Vielmanay, village Nivernais, à raconter des histoires.

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