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DE MON CAQUETOIR

A celui qui enfile les chemins bonne heure, il est parfois donné des perles. Je me laisse guider par de larges pistes toutes droites, en contournant les mares qui remplissent leurs larges ornières, pour rejoindre l’ancien canal de la Sauldre. Plusieurs fois, j’ai déjà entendu les fourrés remuer pour annoncer mon passage, et entrevu fugacement l’arrière train d’un chevreuil ou le bondissement d’un lièvre agile.

Mais cette fois, sortant en majesté du bois à trente mètres, une grande biche s’arrête sur l’herbe centrale et m’observe. Elle n’a pas l’air inquiet, elle me surveille, c’est tout. Gestes lents, instant de communion sublime, de dialogue singulier avec le sauvage, qui me laisse le temps de photographier l’animal avec respect. Qui a raison ? J’ai souvent rencontré des chevreuils et des cerfs, à pied ou la nuit en voiture. Chaque fois ils s’enfuient en panique. Celle-ci est posée, attentive, dans une attitude un peu de défi, voire d’arrogance. Je t’attendais, me dit-elle. Je suis là, je m’emplis de son regard, de sa stature tout droit sortie d’une tapisserie du moyen-âge, et un grand frisson me traverse. La chair de poule du plaisir. Combien de secondes le temps s’est-il arrêté ? Trente, quarante, peut-être. Je fais encore un pas. Finalement, lentement, magistralement, elle disparaît dans le bois. Un peu plus tard, je rencontre Robert, plus de quatre-vingt ans, vingt-cinq ans de retraite, un bon sourire ; il pêche le brochet et le sandre dans le canal.

On bavarde sur le temps qui passe, le bonheur d’être là tous les deux, et de vivre ce moment dans le soleil du matin. Dans ces eaux tranquilles, il a pris ce matin un petit silure, un de ces poissons à moustaches, connu pour exterminer la faune des rivières calmes. « Un vrai fauve », dit-il, « un massacreur ». C’est la nature : la belle et la brute, la biche et le silure. J’irai dormir ce soir à Brinon, petite ville de briques et de colombages où Maurice Genevoix à placé l’histoire de son célèbre roman,« Raboliot », l’illustre braconnier.

Autour de l’église, un ancien préau abritait les conversations, les débats, et les chicanes de justice des gens du pays : c’est le « caquetoir », au nom bien imagé. On a hélas perdu le goût de « caqueter », celui de la controverse et de la harangue, avec nos écrans magiques, notre individualisme silencieux et nos consensus mous.

Votons pour le rétablissement des caquetoirs !

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