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Aimer

Quand on marche depuis deux semaines, un pays sans eau, c’est rude et on a mal aux genoux. Il faut partir tôt, avancer d’abord lentement, profiter de la relative fraicheur matinale des versants nord, atteindre le plateau et là, le traverser vite, au pas de charge, par les pistes les plus directes, cognées par l’ardeur du jour. Très rarement, on rencontre d’autres randonneurs. Ce matin, un couple de suisses alémaniques, plus de quatre vingt ans chacun, un bon sourire, et le plaisir de partager. On est loin des quelques trailers à cheveux ras, regards lointains, pompes fluo et lycra technical-perspirant qui vous doublent parfois avec un « b’jour » de convenance, et qui disparaissent dans une trainée embaumée d’essences aromatiques et de sueurs mêlées, comme des pénitents-express expiant leurs fautes par la running-attitude, religion à laquelle nous, randonneurs à gros sacs, ne pouvons rien comprendre. Non, mes deux helvètes prennent leur temps : ils sont amoureux et philosophes, et nous avons envie tous trois de nous dire des mots bleus, ceux qu’on dit avec le cœur, les yeux, et les mains qui se touchent : le plaisir d’être en vie, là, sur cet éboulis de pierrailles, de croire en l’amour, de sentir les fleurs, de dire le nom des papillons, et de se moquer du lendemain. Nous sommes de sacrés bandits, dans ce monde d'apparences.. Quatre ou cinq cols, sept heures de cavalcades, de fringales et je ne sais plus les kilomètres, ni les dénivelées. Parfois garrigue se fait jardin, et alors je pleure de joie devant tant de beauté suspendue. Ventoux se rapproche, m’aimante et m’exaspère. Au loin, tout à l’heure, un choc, j’ai aperçu la Montagne de Lure, l’autre phénomène, comme une dune minérale de lauzes entassées. Autrefois, je l’ai parcouru, du temps de mes amours anciennes, quand la vie ne nous avait pas encore broyés. Véro, alors ma femme, nos jeunesses, nos sourires, nos chiens, Jaurès et Charlot, nos drames, et l’innocence. Dire, écrire son nom. Véro. Nous nous sommes tant aimés, nous avons tant souffert. Elle est là, du temps que ses cheveux n’étaient pas bouclés. C’était il y a si longtemps. Ce voyage va prendre maintenant tout son sens. Je hais la nostalgie et elle m’est indispensable. Tout se met en place. Pardon, Marie. Plus que deux jours et j’aurai la réponse. Tenir. Aimer. Surtout aimer.

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