L'HISTOIRE DE LA FONTAINE
Voici la véridique histoire
Que m’a racontée la source :
Je vous demande de me croire
Au nom des pierres et de la mousse.
Petit Jean rencontra Gisèle
Lorsque tous deux avaient sept ans.
Elle s’échappait, la demoiselle,
Du grand manoir de ses parents.
Il lui avait montré la façon
D’aller pêcher, au chiffon rouge,
Les grenouilles et les tritons,
Une distraction que désapprouvent
Ses ascendants, bourgeois notoires.
Dieu ! que la fille de la maison
Aille s’amuser sous les fayards,
Avec le fils d’un bûcheron
Cela ne se fait pas chez nous.
Pas de bijoux avec les choux !
L’école Sainte Anne pour Gisèle :
C’est la coutume pour les filles.
C’est comme cela dans la famille.
Jean, mais voyons, c’est naturel,
Sous la férule de la Gueuse,
Et sa gouvernance glorieuse
Que le devoir le conduira
Du primaire au certificat.
Le jeudi, quand il faisait beau,
Il arrivait, près de la source,
Qu’elle se promène, sur son vélo,
Avec la servante à ses trousses.
Une fois même, y but de l’eau
Malgré la bonne et ses haros !
Jean entendit, de son talus,
Dissimulé sous le grand hêtre,
S’évaporer la bicyclette,
Et ses espérances perdues.
Quand il allait livrer du bois
A ces messieurs dames du castel,
Il demandait de ses nouvelles.
On lui répondait chaque fois
Qu’elle était partie à la ville,
Pour ses études de pharmacie.
Mais un jour une automobile,
Immatriculée à Paris,
S’engouffra, fière et martiale
Par le grand porche principal.
La passagère, c’était bien elle,
Et au volant un demi-sel.
Il retourna près du ruisseau,
Et puis s’assit sous le fayard.
Quand un bûcheron a le cœur gros,
Même les arbres sont en noir.
Il effaça, de sa hachette,
Sur l’écorce, les premières lettres
De leurs prénoms entrelacés.
Toutes les chimères sont envolées.
Puis démarrant sa tronçonneuse,
Il attaqua le bas du tronc.
En deux minutes douloureuses,
De son cher arbre il eut raison.
A l’écorçoir et à la hache,
Il évida, tel un canot,
Toute l’intérieur du gros billot.
C’est terrible, un homme qui se fâche !
Puis il poussa de son élan
Sa pénitence sous le griffon,
D’où l’eau jaillit à gros bouillons.
Ainsi fut la grande colère
De l’amoureux imaginaire.
Il disparut de ce pays :
Jamais on ne parla de lui.
Gisèle à soixante-dix-sept ans.
Elle est seule depuis bien longtemps.
Quand à pas lents elle se promène
Dans la forêt de sa jeunesse,
Elle fait une pause à la fontaine.
En infinie délicatesse,
Dans le creux de sa main qui tremble,
Elle fait courir un filet d’eau.
Et à chaque fois il lui semble
Entendre cogner de là-haut.
Ces curieux bruits, ce phénomène,
C’est petit Jean de la fontaine !
Le Hêtre, Fagus sp.
Sur les Monts, à ENTREMONT LE VIEUX (73), le 2 avril 2021
© Yves YGER, avril 2021
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