LES FRAYEURS ET LES BEATITUDES
Il n’y a pas mille manières de quitter Yenne par le nord. Une seule route, bourdonnante de véhicules, pressés d’attaquer la journée par la départementale 1504. Ici pas de place pour le promeneur : ça roule, ça camionne, ça carscolairise, ça vrombit. Inutile d’espérer une sente en bord de route : il faut prier pour son salut entre falaise et glissière de sécurité ! Le chemin vers l’enfer, ça doit ressembler à cette (coupe)gorge. Comme Montaigne il y a six siècles, je passe enfin le Rhône que, tel mon illustre veinard-à- cheval, " j’avais à main droite ", et j'observe le fameux petit fort que " les rochers serrent bien fort " (Dixit M de M). Moi aussi, cette étrange bâtisse à l'abri d'une grotte m’intrigue depuis des années : je tente d’y accéder, me cogne à la grille, et puisque par chance je suis encore en vie, je décide de sortir de la géhenne, et d’avancer au plus vite dans l’inquiétante Cluse des Hôpitaux. D’obligeants automobilistes me font un bout de chemin, et je quitte la vallée avant Tenay. Quitte à abandonner Montaigne sur la grand-route, c’est Montagne qui m’appelle. Il en aurait fait autant, je le crois : selon sa philosophie,pourquoi se faire du mal ? Atteindre le village de Plomb, évidemment plombé par les nues. Qui ose habiter ici ? Puis ce sont les chemins noirs, chers à Sylvain Tesson. Et même plus que noirs : tiretés, détachés de mémoire des hommes. Plus personne n'y passe, excepté peut-être quelques chasseurs et quelques anachorètes inconscients des dangers ; il faut sans cesse avoir l’œil, se méfier des chablis, se garder des pistes des chevreuils et de l’argile grasse sur la pente piégeuse, et seul le GPS rassure dans le brouillard. Je me perds, je rebrousse chemin, je repars : une dénivelée de 400 mètres dans le doute et l’incertitude, pour sortir enfin sur le Plateau de Suerme, fatigué, joyeux, rassuré. Immense traversée dans la bruine fine, presque douce après les tourments ; rencontre - il n'y a pas de hasard- avec quelques vaches et un châtaignier inspirant, puis calme descente par un bon sentier, propice à la méditation, vers Saint-Rambert-en Bugey. Retour aux abysses. Je loge par bonheur à l’abbaye, et son jardin, même en ce gris soir d'hiver, incite à la sérénité. Je vous souhaite une bonne soirée.