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Matin d'ivresse

Il ne faut pas en abuser, je sais, mais que voulez-vous ? J’étais seul, un rien morose, il faisait gris, l’itinéraire plutôt monotone, et je dois l’avouer, je me suis laisser aller à mes mauvais penchants. Je ne veux pas chercher d’excuses, mais tout dans cette région du Vercors peut conduire à la soûlerie. Rien que le nom de ce pays : « les Coulmes », n’incite pas à la tempérance. Oui j’ai pêché, j’en bats ma coulpe, ma coulme..., et j’en demande pardon aux dieux s'ils existent. L’âme noire des charbonniers qui travaillaient autrefois sur ces plateaux a sans nul doute marqué le paysage, traversé, évidemment, par de profondes dépressions, comme moi ce matin. Celle des gorges de la Bourne, vous tire vers le bas, forcément.

La Bourne, la bourde, profonde dépression… Les buis sont presque morts et râlent au collet de leurs racines. Triste jour ! Alors pour vous distraire, vous regardez, un peu absent, sur les côtés, dans l’espoir d’un peu de soleil, et par chance, voilà qu’on déroule subitement devant vous un champ de Polygalas bleus magenta. Vous vous étonnez, vous écarquillez : on a ouvert pour vous le flacon des extases botaniques, et c’est déjà trop tard !

Voilà les Orchis et les Céphalantères qui vous mettent en douce ébriété, et puis les Pulmonaires pourpres et les Hélianthèmes d’or vous chavirent et vous tombez par terre. Vous rampez et tentez de les immortaliser dans la mémoire de votre appareil, mais la mémoire, vous l’avez déjà perdue, car déjà les Dompte-venins, les Hellébores et les noires Belladones vous appellent et vous font tourner la tête. Les Garances sont en voyage et vous vous restez sur le quai, avec les Mélittes qui vous font de l’œil et les Lys qui vous ensorcellent de leur féminité. Serpolets et Genévriers vous obligent à les humer, à les goûter, et cette fois c’en est trop, vous êtes en pleine débauche des sens. Alors vous vous enfuyez devant les Mufliers qui vous narguent, les fières Vipérines et les Grémils qui ricanent.

Je rejoins la route. Une enseigne, un comptoir : c’est « Cabane Café », un lieu unique, fait de bric, de broc et de belles valeurs, où, parmi les buis et les squelettes de vélocipèdes, l’on vous propose un accueil et des produits du pays. Il me faut raconter d’urgence, à Marie-Jo, qui tient la boutique, le traquenard qu’on m’a tendu plus haut, dans les éboulis des Rochers du Rang. Ah ! La belle personne ! Elle me réconforte et me sert une bière du Vercors, une médecine à nulle autre pareille pour oublier l’étrange sortilège botanique dont je fus tout à l’heure la victime. Je rejoins le village de Choranche, un peu parti, un peu naze, en passant par le cirque de Bournillon. Un lieu inquiétant, immense, comme la nef d’une cathédrale noire d’où sort une rivière. Il paraît qu’on l’appelle l’Arche du Diable.

Décidément, dans ce pays, je dois faire gaffe.


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