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Un matin chez Rousseau


Enfin, c'est le jour, c'est l'heure. Être là, en ce petit matin tant attendu, au jardin des Charmettes*, entouré de tant de regards amis, de sourires complices ! Il y a si longtemps que j'imagine cemoment. Il y a quelques années, sur un vide-grenier j'ai retrouvé le Lagarde et Michard cartonné de ma classe de première, et en haut de la page 274, figure 24, j'ai cherché cette gravure bucolique de la demeure chambérienne du jeune Rousseau : je savais que ce lieu serait forcément le point de départ de mon parcours. J'y suis venu bien des fois depuis que j'habite la Savoie, en toutes saisons, et chaque fois sa grâce m'inspire.


Forcément, en ce lointain matin de mai 1970, dans la classe de première D du lycée de Poissy, nous devons étudier, en prévision des épreuves de français du baccalauréat, un extrait des Confessions. La joie... Nous entrons en classe en bavardant. Notre professeur de Français, Mademoiselle Temain, une toute jeune petite prof que nous apprécions, demande le silence.


Qui veut lire un texte de Rousseau ? Tous, nous regardons ailleurs. Finalement, Claire lève la main. Je l'aime bien, Claire, je l'aime un peu tout court mais elle n'en sait rien. Claire commence à lire. « Ici commence le court bonheur de ma vie... »


Elle lit bien, Claire, vraiment bien. D'ailleurs elle fait du théâtre.


Alors, sur les mots de Rousseau, sur la voix de Claire, s'élève du bureau professoral une musique faite de cordes et de clochettes : c'est Ravi Shankar, révélé récemment par un des derniers album des Beatles. Sitar et tablas. « Je me levais avec le soleil et j'étais heureux, je me promenais et j'étais heureux... »


Mademoiselle Temain avait caché dans son cartable un magnéto-cassettes. Que se passe-t-il ?


« Le bonheur me suivait partout ...» Pendant les quelques minutes de lecture, pas un bruit en classe excepté les mots et la musique insolite ; tous les élèves sont comme transportés par l'accord des disharmonies indiennes et des mots fervents, comme une grande bascule collective dans la brume de l'adolescence. Je me suis toujours souvenu de ce moment intense, et Claire n'a jamais su que je croyais l'aimer. Mais en hommage à Mademoiselle Temain, dont l'initiative magnifique avait créé cet accord parfait, je me devais d'être ici ce matin du 31 mai 2015. Forcément.


La grande bâtisse adossée au coteau n'est pas luxueuse, elle est même plutôt austère, mais il y règne un peu du souffle des génies. Sans doute flottent les traces laissées par tous ces écrivains, philosophes, artistes, hommes politiques, venus autrefois ici en pèlerinage, plus que le badinage du jeune Jean-Jacques virevoltant entre la campagne savoyarde et les bras de Madame de Warens. « Je voyais maman et j'étais heureux... » C'est bien connu : si sa maîtresse se targuait d'être bien herboriste, lui-même méprisait ces herbes qu'il appelait avec un peu de mépris « le foin ». Mais c'est pourtant ici que sont nés les prémices de son intérêt tardif pour la chose botanique, et commencer ici mon parcours à travers les plantes et les mots du XXIe siècle m'a paru légitime. Je hais les protocoles et les discours. Je prends pourtant la parole devant l'assemblée et l'émotion me serre. Il y a là tant de visages connus, tant d'amateurs de nature, tant de beaux visages qui me font l'amitié de me suivre depuis des années dans les causeries botaniques. Il y a là Marie, ma douce Marie sans qui rien ne serait possible. Je parle de Rousseau, bien sûr, mais aussi de George Sand, elle aussi venue ici en visite, à qui j'ai promis de rendre la politesse à Nohant, et puis de mes maîtres en botanique, en médecine et en mythologie végétale. Je parle des plantes, des arbres, de Paracelse et de Théodore Monod.


Il y a là des musiciens qui jouent non cette fois du Ravi Shankar, mais des mélodies peut-être pas si éloignées, ces airs de fête et de danse qui s'accordent si bien à la comédie végétale. Il y a là du café, des tisanes et des amis de mes aubades botaniques. Dans quelques minutes, je ferai mes premiers pas de chemineau et la chariote fera ses premiers tours de roulette. Enfin, enfiler le baudrier, atteler la chariote. J'avance seul au milieu de l'allée centrale du jardin aimé, comme dans un rêve. Je suis bien sûr effrayé par l'inconscience du projet. On me dit que des étapes de 30 kilomètres seront exténuantes, et incompatibles avec une prestation artistique. On verra ; je compte sur ma passion, ma folie et la légèreté de ma logistique. Rousseau traversait la France à pied et dormait derrière les talus.


Passer sous la treille au-dessus du verger, descendre l'allée pavée de galets et rejoindre la petite route. J'entends le bruit de la fête qui s'éloigne. Seul, sans témoins, je cueille la petite pervenche, Vinca minor : elle sera la première dans l'herbier des routes de France. J'irai aussi en porter quelques-unes dans le jardin de George Sand, et je dirai : « Oh ! Une pervenche encore en fleur. » Respectueusement.

Yves YGER

*Les Charmettes, Maison de Jean-Jacques Rousseau

Photographie ©MatthieuChandelier

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