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Les vrais voyages n'ont pas de fin


Nantes, c'était intense et puissant : beaucoup de portes s'ouvrent.

Est-ce vraiment longer la Loire ? N'est-ce pas plutôt la caresser, l'effleurer, au long du chemin ? Ce GR3 qui joue avec le fleuve comme un enfant avec un gros chien : parfois de petites routes de gravelle, bordées de frênes et de peupliers gigantesques ; parfois des traversées de pâtures enchardonnées aux vaches sages, où l'on pénètre par des jeux de barrières perfides, nécessitant finalement le plus souvent de décrocher la chariote, gymnastique obligatoire et répétitive. Sur la levée, la voie de chemin de fer se fait de plus en plus insistante, et souvent le vrombissement du TGV terrorise le promeneur pendant quelques secondes. Le monde réel se rapproche, hélas.

Voici Saint-Florent-le-Vieil, encore engourdi sous le soleil. Seul le presbytère, où nous logeons, et l'abbatiale offrent des abris de fraîcheur bien appréciés par ces temps. Entrons, la statue qui surmonte le tombeau de Bonchamps, par David d'Angers, est fort impressionnante. Il y a dans ce regard de marbre, dans le mouvement dramatique de cette main, une intensité qui a marqué Aragon le poète : c'est l'image de la force du pardon et de la miséricorde, la force de l'humain, au-delà de l'histoire et de la conviction.

Endroit puissant et profond.

Le soir, j'erre encore sur les quais silencieux, et découvre un peu fortuitement la haute maison de Julien Gracq, auteur que je connais peu. Quelques bribes de texte parcourus autrefois, une image en noir et blanc, absolue d'austérité et d'intégrité littéraire. Je me souviens des vrais regrets de Bernard Pivot de n'avoir jamais réussi à l'inviter à « Apostrophes ».

Le personnage, dans sa lenteur et sa certitude, m'intrigue et m'intéresse. Je sens qu'il serait logique de tenter lire son œuvre qu'on dit d'abord difficile, maintenant que j'ai regardé les eaux de sa Loire. Une librairie rassurante, au centre du village, est comme un phare qui me conforte dans cette décision.

Combien ce chemin des plantes et des arbres m'a souvent conduit - et ce n'est pas un hasard - à celui des livres, de la littérature et du génie humain ! Ronsard, Du Bellay, si proches, Rousseau, Sand évidemment, dans tous ces pays traversés, dans toutes mes solitudes randonneuses. Les mots, l'écrit, la lumière du vivant, heureusement indispensables et tellement mêlés.

Peu à peu, imperceptiblement, on comprend que l'air marin souffle sur les rives. Le fleuve majuscule oublie ses bancs de sable, surtout lorsque la marée le pousse deux fois par jour à couler à l'envers. C'est la fin.

Promenade de Bellevue, à Sainte-Luce. Le soleil du soir enchante les eaux qui s'assagissent. Encore une animation dans un jardin, encore des histoires de plantes, des sourires et de la bienveillance.

Demain, j'arrive à la ville toute proche. Demain, tout sera terminé. J'ai du mal à imaginer que cette aventure s'achève. Je sens bien, déjà, que l'hydre des contraintes sociales reprend vie, qu'il faut préparer l'arrivée à Nantes, avec son flot d'interrogations, d'attentions et de mots ; qu'il va falloir être à la hauteur de ce que j'ai prétendu vivre au cours de ce mois, et en porter témoignage.

Il y aura peut-être des journalistes avec des questions bizarres, auxquelles je ne saurai pas répondre sauf des banalités ; certainement mes prestidigitateurs de la télé, pour cette étape ultime dans les rues nantaises, en compagnie d'amis anciens et nouveaux qui ont suivi mon parcours.

Il y aura des rires, j'espère, avec les gens des associations botaniques et naturalistes, et des rencontres nouvelles avec tous ceux, inconnus, qui ont lu mes chroniques au jour le jour. Il y aura le temps officiel du Jardin des Plantes, ce lieu qui m'est si cher, que je ne veux pas décevoir. Trouverai-je alors les paroles ?

Pour raconter les petits matins du Puy-de-Dôme, la brume de la Creuse, les lancinantes traversées de la Bièvre iséroise, et l'infinitude de l'allée Louis XIII de la forêt de Châteauroux ? Oserai-je fredonner ces chansons qui m'ont souvent accompagné sur la route, de Vigneault, Ferrat, ou de Brassens ? Raconterai-je mon herbier imaginaire, celui qui n'est pas dans la boîte, celui qui est fait de perles de rosée sur la feuille d'Alchémille, d'écorces comme des cartes de géographie, de la couleur du limbe du marronnier les jours de rentrée des classes, et de la senteur du sureau enfuie dans l'été ?

Peut-être il n'y aura rien du tout, personne pour m'accompagner sur des Champs de gloire déserts, et ce sera alors aussi très bien. Mon aventure est minuscule et je n'ai pas réalisé la Transbotanica ! Je me souviens, il y a fort longtemps, du retour du navigateur Alain Colas, dont le Manureva allait accoster au quai de Dinard, de ses premiers pas sur le ponton, et de son visage de prince étonné. Il venait de parcourir le monde, de nous donner tant de rêves, et l'histoire s'arrêtait.

J'exige pour moi qu'elle continue.

N'importe qui, pourvu qu'il ait de bonnes jambes, sache lire une carte, et un peu de volonté et de ferveur, est capable de traverser à pied la France. Le plus important, après, est d'oser danser dans les clairières, chanter sous les nuages et souffler les mots dans le vent.

Ma petite notoriété d'un jour serait bien misérable, si je m'arrêtais sur les quais de Nantes. Tout commence ici : plus que jamais, j'ai envie d'écrire et dire des histoires, de rabouter des mots et de retrouver les sentiers anciens sous les herbes. J'avance, j'avancerai : je l'ai embrassée pendant un mois, la France, ma France des bourgs et des campagnes, des monuments aux morts qui se fissurent, des petites routes incertaines, et celle des affiches pour le prochain vide-grenier.

J'ai aimé les premiers soleils au-dessus des haies de thuyas, les brouillards près des rivières, les bruissements des clients le matin quand on passe près d'un bistrot, et l'air concentré des " jogger" du soir, qui vous salue poliment d'un « b'jour, » auquel on répond en souriant alors qu'il est déjà loin dans son cocon essoufflé.

Je veux continuer à partager cette France-là, à la fois nature et maison commune, à explorer et chanter ses arbres, ses forêts et ses talus, mais aussi à rencontrer ses drôles d'habitants, à leur rendre les richesses dont j'ai la garde et le privilège.

Yves YGER

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