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Frêne Marcel


En fait, parler aux arbres j'ai essayé, on peut !

Alors, bien sûr, sur Internet, vous trouverez des méthodes, des stages, des praticiens en locution arboricole, pour apprendre à parler la langue de bois: mais ne vous y fiez pas trop, le véritable apprentissage ne peut être que personnel, que ressenti, qu'émotion et intuition.

Et c'est une expérience que vous pouvez faire n'importe où, même en pleine ville, dans un jardin public ou tout près de la gare.

Approchez vous doucement de l'arbre que vous avez choisi, ou laissez vous guider si celui ci vous inspire. Laissez de côté votre bonne éducation, vos tabous, vos interdits, redevenez un enfant, naïf au bon sens du terme, puis marchez jusqu'à la limite de sa frondaison. J'adore dire ces mots : « frondaison », comme « feuillage » : ils évoquent pour moi l'amplitude des choses, la grande générosité ; rien que de se les mettre en bouche, c'est comme une caresse par l'intérieur, qui vous chauffe doucement les tempes et l'occiput, et vous fait hérisser les poils ! « Feuillage ! Frondaison ! » C'est bon ! Restez un moment à cette limite, faites travailler tous vos sens : regardez ! Écoutez ! Sentez ! Essayez alors de donner un nom à l'arbre, qui de toutes façons, ne sait pas qu'il s'appelle chêne, ou hêtre, ou merisier. Un nom qui lui va bien, un nom élégant si c'est une aubépine : Juliette, Pacôme... Un nom classique si c'est un érable, un frêne : Hervé, Thérèse, masculin ou féminin comme vous le ressentez. Oui, au fait, c'est un scandale botanique de plus à dénoncer : plus de 90% des arbres ont des noms masculins, alors qu'après tout on ne sait pas comment ils (elles?) se ressentent ; on sait seulement qu'ils sont à la fois mâle et femelle, étamine et pistil, mais tous les arbres ne peuvent pas s'appeler Camille, Claude ou Stéphane. Et ils ont peut être leur mot à dire, d'ailleurs ! Alors, si vous hésitez, tentez « Marcel(le) » , Frédéric(que) ou « Joël(le), vous restez dans un doute prudent, et vous ne risquez pas de les offusquer, au pire, ils penseront que vous vous êtes trompé de tronc, ce n'est pas grave. Puis avancez au bord de la route jusqu'au pied de l'arbre, imaginons, un frêne, et touchez son écorce, voire faites un « check », comme un signe de reconnaissance, ça y est, vous allez pouvoir lui causer !

Commencez par des civilités, les arbres, comme les gens d'autrefois, aiment bien les bonnes manières. Vous n'êtes pas obligé de lui parler à voix haute, surtout si vous êtes dans le jardin public de la gare avec des mamans à poussettes autour, Vous risqueriez de vous faire embarquer... Non, vous pouvez seulement y penser très fort. « Salut, Marcel ! » Non, ne commencez pas pas « Chauffe, Marcel ! », il va croire qu'il y a une tronçonneuse pas loin...Non, restez courtois : pas de :« Alors, ça va Vieille branche ? », c'est trop familier, ni de « T'es encore là, vieille souche ? », beaucoup trop vulgaire.

Essayez alors d'entrer en connivence avec Marcel, en lui parlant du temps qui passe. Si vous fermez les yeux, et que vous sentez le bruit du vent dans ses branches, et que vous laissez le droit à la rêverie, vous entendrez d'abord une lointaine musique, un bruissement plutôt. C'est alors que vous viendront les premières images, d'abord un peu floues, de l'histoire et la vie de Marcel. Vous êtes en 1930. Marcel a deux ans, à peine un mètre de hauteur, il a poussé sur le talus, en compagnie d'autres semblables : il y a là Édith, Gaston et Pierrot, résultat d'une envolée de samares parties du grand frêne, un peu plus haut, près de la fontaine Saint Pierre, un jour de tempête d'automne. Tout près, des enfants jouent au cerceau sur la route, qui n'est encore qu'un chemin empierré. A un moment, un des enfants perd dans les orties la baguette qui dirige le cercle de bois. Il est bien triste. Il va pleurer. Heureusement, une grande fille avec des tresses et une blouse à carreaux, ce doit être sa sœur, arrache une branche sur le talus pour remplacer la baguette perdue. Le problème c'est que la baguette, c'est Édith, et que Marcel est du coup bien triste. Mais le petit garçon retrouve le sourire.

Un coup de vent. On change d'époque. 1953. Il y a maintenant des grandes maisons autour de la place, un magasin « Familistère », un charcutier-volailler, un marchand de couleurs nommé Siméon, qui porte toujours une cotte maculée de peinture, et une quincaillerie qui s'appelle « La Ménagère de la gare », où l'on vent des bocaux « Le Parfait » et des moulins à légumes « Moulinex ». ça circule pas mal autour de la place : quelques « Traction-avant », des « Vedette », une vieille « Juvaquatre » bleu pétrole et pas mal de « Quatre chevaux » au bruit d'insectes . Tout près du carrefour, au pied de l'arbre, il y a un panneau blanc et rouge avec un drôle de triangle rouge à l'envers marqué Stop. Il est onze heures et il fait bien chaud. A un moment, une « deux-chevaux » décapotée, au bruit reconnaissable entre toutes, surgit de la route de la fontaine Saint Pierre. Elle roule vite, beaucoup trop vite. Le conducteur est un monsieur à casquette et il fume la pipe ; à ses côtés une dame joufflue avec un chapeau un peu ridicule. C'est sûr, l'auto va griller le Stop. Une charrette arrive sur la grand route. Le drame, presque inévitable. On entend alors un grand cri, sortant du véhicule: « Freine, Marcel ! », et la deux'-chevaux escalade le trottoir, avant de finir son embardée dans le talus, et de s'arrêter dans un dernier hoquet à une main du tronc de Marcel.

Ça fume un peu, une odeur de caoutchouc brûlé. Elle a enlevé son chapeau, la dame joufflue. Elle râle. Elle l'avait bien dit. Ça devait arriver. Il roule beaucoup trop vite, André. Il s'appelle André. Elle gigote, coincée par le talus qui l'empêche d'ouvrir la portière. Plus de peur que de mal. André sort de l'habitacle et tape sa bouffarde contre le pneu. Seul le phare est embouti. Une chance.

Il tout vu, il a tout entendu, mais il l'a échappé belle, Frêne Marcel.

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