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La gadoue, la gadoue...

Je sens que le mauvais temps arrive de l’ouest. Justement là où je vais.

En un quart d’heure, les crêtes du Vercors, tant espérées, disparaissent, happées par une nouvelle neige. Sur le plateau du Trièves, évidemment il se met à pleuvoir. Les sous-bois sont déjà gorgés d’eau et le chemin fangeux disparaît souvent en fondrières. Trouver la trace la moins pire, là où la chariotte ne chargera pas trop de boue entre ses roues astucieuses, zigzaguer en comptant sur la solidité des berges, descendre jusqu’au torrent, passer le gué, se faire caresser par une branche, puis remonter la pente lentement, en parlant à la caillasse, comme une exercice de réflexion, une forme de méditation particulière, propre à dominer son souffle, son cœur, son corps, sans aller jusqu’à l’asphyxie: je devrais m’instaurer Grand Maître en yoga déambulatoire, spécialiste de la respiration consciente !

Surtout ne pas s’arrêter, ignorer les aléas grâce au parapluie salvateur, sans se mortifier, toujours à la limite du tolérable. Et la pluie redouble, et je sais que là-haut les chemins ont disparu sous la neige.

Je me suis promis la prudence : se faire prendre sur les hauts dans la fraîche avec la chariotte serait pure folie, et l’amour des plantes ne vaut pas la mort, sauf si l'on s'appelle Commerson.

Il me faut renoncer de toute évidence à l’itinéraire direct et contourner le massif : beaucoup de distance en plus, mais la certitude de passer demain, même si c’est par la petite route moins glorieuse du col de Menée : il faut que j’arrive ce soir au pied du col, à Chichilianne. Absolument.

Croyant gagner du temps en coupant par la forêt, j’emprunte finalement un épouvantable chemin d’exploitation, qui devient au bout de quelques kilomètres ignoble et bourbeux. Il est trop tard pour faire marche arrière. J’ai alors l’impression très exacte d’être attelé à une araire absurde qui trace un sillon profondément inutile dans l’épaisse gadoue. Sysiphe, mon compagnon ! Les jeunes plantules de hêtre, elles, semblent apprécier la boue vivifiante, et déplient, narquoises, leurs ailes luisantes de papillons vert-tendre avec une fausse innocence: si elles savaient que la loi statistique de leur hypothétique gloire est terrible !

Pas une sur mille ne survivra. D’ailleurs, je les hais, ces jeunes garces ! Pour le moment je ne veux plus entendre parler de botanique, ni de dialogue avec les arbres. J’abhorre les plantules et l’humus essentiel ! Je veux seulement au plus vite rejoindre la route, le bitume bienfaisant, et je crie à la pluie, maudis les botanistes, m'insulte et voue aux gémonies les faiseurs de sentiers et leurs baliseurs pervers. Enfin, juste au-dessus, la chaussée est là, toute proche, mais la pente qui y mène est terrible.

Il me faut terminer à quatre pattes pour arracher mon appareillage de sa fâcheuse position qui risque de m’attirer dans le ravin. J’y suis ! Asphalte, je te chéris !

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