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Que ne suis-je né romain ?

Au pont du Gard, le 11 mai

C’est certainement la façon la plus limpide, la plus honnête, la plus simple d’arriver au Pont du Gard : en suivant la ligne de l’aqueduc ruiné qui vient d’Uzès, par le sentier qui joue entre cornouillers, oliviers et chèvrefeuilles parfumés, et traverse le joli village de Vers, pays des carrières (toujours en activité) où l’on extrayait les énormes blocs de pierre dorée destinés à édifier le monument sublime ; j’ai toujours les mêmes questions naïves et ridicules du promeneur du XXIème siècle, imbu de technologie et de machineries modernes: mais comment faisaient-ils ? Traîner ces blocs sur près de cinq kilomètres est à la fois étrange et fascinant, et met en perspective toute notre relation au temps et à l’effort.

Alors, je sais…on dira : l’esclavage, le pouvoir des forts, sans doute. Mais aussi le génie humain, l’audace, le culot ! « Réunir les bras de tant de milliers d’hommes là où il n’en habite aucun… », écrit avec discernement et admiration Rousseau dans le silence, comme ce matin.

Personne dans la garrigue à l’aurore.

Je marche dans la petite bruine rassurante, sur ce « chemin des vestiges », si calme, si émouvant, qui me raconte autant l’histoire des tailleurs de pierre et manouvriers que les cris des contremaîtres romains. Quand j’arrive, comme par surprise à la porte de l’aqueduc, le lieu est désert, et j’ai lu que Rousseau, venant de Chambéry lors de sa visite de 1737, avait eu la chance de connaître la même bienheureuse et profonde solitude. Comme lui j’observe la perfection de l’agencement des blocs, la perfection absolue de la structure des immenses voûtes, la fierté de l’ensemble de l’ouvrage, qu’autrefois, enfant, j’ai le souvenir d’avoir visité, mais que j’ai le sentiment véritable de le découvrir aujourd’hui. Oserai-je dire comme l’illustre Promeneur Solitaire et Torturé : « Que ne suis-je né Romain ! », moi qui décollais avec délicatesse, la langue serrée entre les dents, le timbre sépia des Postes Françaises représentant la merveille du Gard, qui irait bientôt enrichir ma collection philatélique ?

Le ciel est triste, couleur grise de vieille argenterie oubliée, et le temps reste comme suspendu, enfantin, bienveillant. Rester là, goûter l’harmonie subtile, s’enivrer de connivences précieuses avec les visiteurs d’hier, en silence.

Rousseau, encore. Le Gardon se tait, sous les arches vénérables. Il pleuviote.

Plus tard débarquera l’armée des touristes, et je m’enfuirai vers Remoulins.

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