Fin de partie
Chevaucher la Montagne Noire est un exercice fort plaisant, qui commence par la recherche du bon itinéraire à la boussole, les chemins au-dessus de Labastide constituant un lacis complexe dans la forêt. Il est sain de retrouver un peu d’entrainement intellectuel à la lecture de la carte, après la facilité rassurante et un peu servile de la Voie Verte.
Privilégiant le confort et l’aventure, j’ignore les balises rouges et blanches du sentier officiel, et monte doucement, sans erreur, sur de larges chemins forestiers, au travers de de belles hêtraies et de tristes sapinières réglementaires, vers le col de Beson. Dans ce massif schisteux, je retrouve l’eau des sources, mon amie, qui m’a longtemps manqué dans le calcaire des garrigues. Ma carte est peu précise, et je joue un peu sur mon aléatoire sens de l’orientation. Par chance, j’arrive dans une belle clairière où est posée un chalet en rondins. Un grand potager, où s’affaire l’occupant des lieux, une ambiance de paix, le bon sourire de la dame qui s’appelle Annick.
Annick et Jean, posés dans le bois.
Je m’enquiers de ma position exacte : nous sommes bien ici chez eux, au Col de Beson.
Pas grand monde à passer par ici, et je suis très touché de leur accueil immédiat, généreux, de leur sourire, et – ils allaient passer à table- de leur invitation à partager ce repas.
Quelques mots, un choix de jeunesse, une vie de choix marqués et de travail dans l’élevage, les enfants, la construction du chalet, les livres et un poème de Machado, sur un coin de table, « Caminante, no hay camino… ». Pas de hasard. Ils sont à la retraite. Mais que veut dire ce terme quand on a fait le choix d’une vie sinon en retrait, du moins en différence, là-haut, là où la route s’arrête ?
Les enfants ont continué l’exploitation, les brebis, le fromage, la vie doit être dure, parfois, au bout du monde habité, sous la crête de la Montagne Noire. Et douce aussi de réflexion, de partage et d’amitié. J’aime ces personnes qui osent battre de nouveaux sentiers, fidèles à la révolte de leur jeunesse.
Ils m’indiquent le passage vers l’autre côté, par les enclos, et les bons chemins pour rejoindre Olonzac. La vie, la lumière, après l’ambiance un peu lugubre de mon étape de la veille.
Je marche en équilibre sur la ligne de partage des eaux : on devine dans la brume l’horizon lointain des Pyrénées.
Etrange moment ! Sur une citerne agricole, au carrefour de chemins à vaches, est peinte de belle manière une adaptation libre et plutôt bien faite du célèbre tableau « Le déjeuner sur l’herbe », d’Edouard Manet, qui fit frétiller mon adolescence : cette femme nue et triste à la chair laiteuse, entourée des messieurs à redingote à l’air faussement absent, le tout dans un environnement agreste et verdoyant. Tous les visages des personnages sont envolés, pourquoi ? Qui a posé là cette œuvre dérangeante ? Est-ce du land-art ? J’apprécie hautement cette incohérence, cet éclat dadaïste et définitif, qui transforme l’infâme réservoir noir en objet de questionnement artistique. Ce n’est pas un tag, un crachat graphique, mais bien l’affirmation drôle et profonde d’un bel esprit. Bravo !
Descente sur le versant sud, jusqu’au village de Ferrals-les-Montagnes, agrippé au-dessus de la vallée. Il n’y a plus de place à la maison d’hôtes du Clocher, mais grâce à la gentillesse de la responsable, je plante ma tente dans son jardin, et elle et son mari m’accueillent fort obligeamment pour dîner, en compagnie d’une belle troupe de randonneurs limougeauds, qui sillonnent « en étoile » la Montagne Noire.
Moi qui apprécie tant la solitude dans la nature, j’ai une vraie admiration pour ces gens qui aiment à partager ces plaisirs de la découverte commune, qui rigolent, qui se tolèrent, qui s’agacent certainement parfois, et qui s’acceptent. Depuis le temps que je chante les vertus de l’amitié et du monde associatif, il faudra bien que je me sociabilise…
Demain je quitte les hauteurs, qui depuis les Alpes, m’ont porté pendant bientôt un mois. Le puissant vent du Nord fracasse les sommets de cascades de nuages, et les dissimule une dernière fois comme pour montrer qu’il en reste bien le maître. Je vais tout à l’heure rejoindre la large plaine du Minervois, qui commence à apparaître sous les derniers balcons couverts de chênes verts et d'hélichryses épicées.
En bas, tout près, voici l’océan de vignes, des villages épars comme des îles, un lac gris, la fine ligne du canal, qu’on devine, et puis, invisibles encore dans la vapeur lointaine, on pressent les montagnes Pyrénées.
Olonzac, Carcassonne.
Vers quelques jours de mots et de rencontres, et il faudra parler fort pour que le vent m’écoute.